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Entretien avec Michel C. Doré : Réflexions sur le système de soins préhospitaliers d'urgence

Entretien avec Michel C. Doré : Réflexions sur le système de soins préhospitaliers d'urgence

(09-02-2024)

Michel C. Doré a présidé le Comité national de transformation du système préhospitalier d'urgence. Paramédic et infirmier, il se consacre depuis plus de 40 ans au renforcement des soins et services d’urgence. Il a notamment enseigné au Collège Ahuntsic et piloté le développement de l’attestation d’études collégiales (AEC) en soins préhospitaliers d'urgence.

Haut-fonctionnaire au Gouvernement du Québec depuis 2005, il a occupé les fonctions de sous-ministre associé au ministère de la Sécurité publique et coordonnateur gouvernementale de la sécurité civile ainsi que celles de commissaire à la Commission des Transports du Québec. De plus, il a assumé les fonctions de sous-ministre adjoint, responsable des régions et des programmes à Santé Canada.

Au cours de sa carrière, M. Doré a piloté divers dossiers de transformation, dont la mise en place du Centre des opérations gouvernementales et la réforme des centres d’urgence 9-1-1. Il a notamment joué des rôles clés au sein de la Commission scientifique et technique relative à la tempête de verglas de 1998 (Rapport Nicolet), du Comité national sur la révision des services préhospitaliers d’urgence (Rapport Dicaire), et plus récemment au sein de l’équipe de diagnostic organisationnel du ministère des Transports à la suite de la tempête de neige de mars 2017 (Rapport Doré-Boyer-Villemaire).

M. Doré détient un baccalauréat en sciences infirmières et une maîtrise en santé
communautaire de l’Université de Montréal ainsi qu’un doctorat en sociologie des
organisations complexes de l’University of North Texas.


Q. — Le CNTSPU a livré un projet de transformation du système de soins préhospitaliers d'urgence. Il semble cependant que le MSSS ait décidé d'adopter une approche à la carte et de piocher parmi les éléments de votre plan. Que pensez-vous de cette approche ?

Doré — En fait, nous on a été au Comité national de transformation du système préhospitaliers d'urgence ont été privilégiés en ce sens qu'on nous a invités à concevoir l'architecture du système préhospitalier d'urgence et à mobiliser les acteurs du milieu dans cette mouvance de transformation.

En même temps, on n'était pas distraits, nous, par les opérations courantes, les autres activités inhérentes à la gestion de la direction du préhospitalier ou du ministère de la Santé. Ça fait qu'on était dans une posture vraiment privilégiée pour réfléchir, mobiliser, et interpeller les acteurs.

On ne nous a pas demandé un rapport. On nous a demandé le plan de transformation, on nous a demandé de catalyser le changement. Ça fait qu'on a créé un contexte. On a interpellé les usagers d'abord, parce qu'on s'est dit que la transparence, c'est dans le discours aussi, c'est dans l'intention du législateur, c'est dans la volonté politique, c'est dans les propos du ministère de dire que le réseau de la santé est centré sur les usagers.

Notre priorité première, c'est les usagers du réseau. Alors on a voulu commencer la démarche par rencontrer les usagers, les représentants de citoyens, pour s'assurer de bien comprendre leurs attentes à l'égard du système préhospitalier, pour comprendre leurs besoins. Ça, c'est notre vision, mais on devait comprendre leurs attentes. Et est ce qu'on s'entend sur ce qu'ils souhaitent versus ce que l'on souhaite? Et ça, c'est la trame de fond.

Après ça, une fois qu'on a fait le plan, les gens ont le choix. Soit de confier à l'architecte la construction et la supervision du chantier ou de décider de le faire eux-mêmes. Alors le ministère a décidé de prendre le plan et de l'implanter lui-même. Alors ça, c'est leur prérogative. Bien entendu, ils ont l'autorité et des moyens que le comité n'a pas eu, autant au niveau budgétaire, effectifs et autres.

Par contre, en ramenant le chantier de la transformation au sein du ministère, cette transformation-là se trouve à être un des nombreux dossiers gérés simultanément par le ministère et la direction. Alors, c'est un peu l'état de situation tel que je le comprends aujourd'hui.

Q. — Que pensez-vous de notre incapacité à prioriser les soins préhospitaliers d’urgence au Québec ?

Doré — Je crois que les défis que rencontre le milieu préhospitalier sont tributaires de nos caractéristiques intrinsèques. On est une bibitte à part. Le préhospitalier a toujours été un hybride entre les services d'urgences de première ligne, souvent confondus entre police, pompiers, et ambulances, et est un acteur de l'écosystème du réseau de la santé. Ça, cette ambivalence-là ou cette situation presque schizophrénique est celle dans laquelle on est.

Je pense que nous-mêmes on a une crise identitaire, on a de la difficulté à savoir où est ce qu'on appartient dans le quotidien. On travaille avec nos partenaires dans le milieu, sur la route, policiers, pompiers, paramédics et nombre d'autres intervenants spécialisés.

On est avec eux au quotidien. Comme on travaille avec eux, on reçoit nos appels par les centres d'urgence 9-1-1. Comme eux, on intervient ensemble jour, soir, nuit, fin de semaine, dans toutes sortes de conditions météorologiques, de conditions à risques. Il y a un sentiment de proximité, d'appartenance, d'identité à travers cette communauté des intervenants d'urgence qui est très tissée serrée. Nos interactions sont souvent de courte durée, mais ils sont d'une intensité telle que ça crée des liens durables.

De l'autre côté, on est à la fois des cliniciens spécialisés du réseau de la santé. Il y a peu de professionnels de la santé qui peuvent faire ce que le paramédic peut faire sur la route, lors des déplacements et lors des transports. Alors on est fier, surtout avec l'évolution des 40 dernières années. On en parlait tantôt, ça fait carrément plus de 40 ans, vous et moi, qu'on œuvre dans le domaine.

Au début, on était assez menottés, assez limités dans les soins qu'on pouvait apporter comparativement aujourd'hui. On est fiers d'être porteurs de soins de qualité, de soins diversifiés, de soins qui font la différence. Et on est aussi conscients qu'on est une porte d'entrée privilégiée dans le réseau de la santé pour les personnes en situation de détresse.

En même temps, notre contact avec le réseau de la santé est tout aussi de faible durée qu'avec le milieu des intervenants d'urgence, on est toujours en train de faire des allers retours dans ce monde schizophrénique entre les intervenants d'urgences avec qui on partage une réalité et l'interaction de courte durée qu'on a avec le réseau de la santé. Souvent au seuil de la salle d'urgence où on fait un transfert de prise en charge du patient et on retourne rapidement dans notre dans notre univers préhospitalier.

C'est à travers cette situation là où est ce que je crois qu'on a en partie une difficulté à se définir. Une difficulté à se faire reconnaître. Et dans les deux milieux, les intervenants d'urgence disent oui, mais les paramédics, les policiers et les pompiers nous regardent et disent : "vous faites partie de nous autres, mais vous êtes un peu à part". Puis le réseau de la santé nous regarde et dit : "vous faites partie de nous autres, mais vous êtes un peu à part."

Fait que finalement, on est toujours un petit peu dans l'angle mort de quelqu'un.

Et on peine à s'identifier et à se reconnaître. Alors je pense que ça, ça se traduit dans le réseau de la santé, notamment par le fait qu'on est considéré un petit peu à part dans un CISSS et un CIUSSS. La place du préhospitalier est relativement limitée, petite par rapport à l'étendue des responsabilités qu'ils ont.

Puis on s'entend qu’un CISSS et un CIUSSS, c'est pas juste un hôpital, c'est les soins à domicile, c'est la santé publique, c'est la santé environnementale, c'est la santé mentale, c'est la DPJ, c'est beaucoup, beaucoup, beaucoup de dimensions différentes qui, chacune espère une petite place dans la réflexion. Puis la priorité du jour elle est souvent centrée autour de l'hôpital. Ce que je dis là c'est pas non plus nouveau, il y a des gens qui ont, il y a bien longtemps, des gens sages qui ont parlé de l'hospitalocentrisme. Il y a des comités, des rapports avant le comité de transformation, qui ont mentionné que le préhospitalier est un peu prisonnier de ces acteurs.

C'est ce qu'on a fait, nous, au comité de transformation, on a actualisé le diagnostic, on ne s’est pas fier uniquement aux conclusions des rapports antérieurs, on a revisité les rapports, on les a actualisés comme on a actualisé le diagnostic, pour être sûr qu'on partait sur une base solide. Historiquement dans l'évolution, mais aussi une base solide quant aux attentes de la population.

Q. — J'aimerais donner suite à vos commentaires concernant les écosystèmes des CISSS et des CIUSSS. Croyez-vous que les paramédics ont un rôle à jouer en dehors de la boîte jaune qui nous a toujours défini ?

Doré — Le comité de transformation a publié des documents, dont un guide sur la pratique de la paramédecine communautaire, de la paramédecine de soins avancés, de la paramédecine de régulation. À travers ça, on vient ni plus ni moins paver la voie sur une diversification du champ de pratique des paramédics. On vient exposer qu'il y a d'autres façons d'utiliser les talents et les expériences des paramédics et en même temps offrir une diversité de cheminements de carrières pour pas qu'elle soit limitée à la fameuse boîte jaune.

Parce qu'actuellement, un paramédic, une fois qu'il connaît des limitations fonctionnelles physiques à travailler dans le véhicule ambulancier, souvent on va le réorienter vers autre chose, mais rarement dans le réseau de la santé et encore moins dans des capacités qui vont mettre en valeur les expériences, les compétences et les expériences acquises au fil de leurs carrières. Alors, dans ce contexte-là, il apparaît important de faire valoir ça.

Il y a une partie de ça qui nous appartient comme groupe, de faire la promotion de la professionnalisation. Il y a beaucoup de résistance dans le milieu à la professionnalisation. Certains disent : "bon, on n'a pas besoin d'être contrôlés, on est déjà contrôlés par l'assurance médicale, l'assurance qualité, l'assurance qualité médicale. On ne veut surtout pas payer une cotisation."

Ça, je l'ai entendu beaucoup, beaucoup. Pourquoi on paierait une cotisation pour se faire évaluer quand on est déjà évalué par d'autres membres? Parce que ce que je pense que collectivement, ce que certains perdent de vue, c'est la capacité de reprendre en main l'évolution, le développement de notre profession, de déterminer et d'en faire la promotion, de protéger le public comme les infirmières et les autres professionnels.

C’est aussi en faisant la promotion de la diversité et de la qualité des services qui sont offerts par leurs membres. Alors actuellement, La Corporation des paramédics du Québec, comme association, le fait. Jamais avec la notoriété, la légitimité et l'influence que pourrait avoir, que pourra avoir, l'ordre professionnel lorsqu'on l'aura.

Je crois que comme Paramédic, collectivement, on a une responsabilité de s'approprier notre champ de pratique, d'en faire la promotion et d'en assurer un développement, une implantation diversifiée.

Je reviens sur la question du cheminement de carrière. Rares sont les professions où est-ce que tu commences avec un post d'entrée mais que tu peux pas aller nulle part avec. Les pompiers peuvent diversifier en formation, en inspection, en prévention, devenir officier. Puis ils ne perdent pas leur identité en devenant, en montant dans l'organisation, dans la structure ou même en évoluant dans leur carrière.

Les médecins : ils peuvent être gestionnaires, directeurs, professeurs, ils peuvent devenir députés, ils peuvent devenir ministres, peuvent devenir premier ministre en gardant leur statut de médecin, puis en faisant valoir leurs compétences, leur expérience qu'ils ont acquise comme médecin dans la fonction publique dans l'espace politique et dans l'espace médiatique.

Le Paramédic, quand il travaille dehors de l'ambulance, il n'est plus paramédic. Il devient un un travailleur, un professionnel, un technicien de quelque chose d'autre. Mais il n'est plus paramédic.

Je fais une parenthèse. Moi, je me suis toujours affiché comme paramédic, même quand j'étais sous ministre associé, sous ministre adjoint à Santé Canada. J'ai toujours été fier et j'ai toujours affiché que j'étais un paramédic, notamment pour montrer que les paramédics peuvent servir à autre chose. Ils peuvent faire des carrières très diversifiées et être utiles à la société. Je referme la parenthèse.

Alors, est ce qu'on veut vraiment nous nous limiter? J'en suis pas certain. Je pense surtout que c'est faute de savoir qu'on est des paramédics. D'ailleurs, c'est même un débat de sémantique là. Encore beaucoup de gens qui nous parlent nous appellent les ambulanciers. J'essaie d'expliquer aux gens : écoutez, auparavant, un pharmacien, on parlait d'un apothicaire, puis une infirmière, on parlait d'une garde malade. On peut tu arrêter de nous comparer à des brancardiers, puis commencer à nous reconnaître pour l'ensemble de ce que l'on est comme professionnel ? On a un DEC, on n'est pas moins qu’un inhalothérapeute. Puis il y a une infirmière, une technicienne infirmière, un technicien ou une technicienne en radiologie. On a un DEC, on s'est battu, ça a pris du temps. Maintenant qu'on a ça, il n'y a aucune raison qu'on nous limite. Administrativement, cliniquement, professionnellement. Comme si on était encore des gens avec 200 heures de formation secondaire.

Q.Ma fille vient de terminer ses études à l'Université de Sherbrooke en génie du bâtiment. Il y aura une remise des diplômes officielle au printemps, mais avant Noël, chacun des diplômés en ingénierie a reçu ses anneaux de fer lors d'une cérémonie spéciale organisée pour l'occasion. L'anneau de fer est un rappel tangible des responsabilités qui accompagnent l'exercice de leur métier. Peut-être devrions-nous envisager une présentation officielle du stéthoscope pour les paramédics , afin que nous prenions conscience de la responsabilité qui accompagne l'entrée dans cette profession.

Mon expérience avec La Dernière Ambulance m'a permis de comprendre que l'espérance de carrière moyenne d'un paramédic au Québec est maintenant d'environ cinq ans. Que la moitié des paramédics qui quittent Urgences-santé au cours d'une année ont moins de deux ans d'expérience. Comment sommes-nous devenus si déconnectés de la réalité de la génération actuelle de paramédics ?

Doré — À cette question-là, il y a tellement de dimensions différentes. Historiquement, on a toujours dit que quand les gens finissaient un programme de formation et qu’ils ne restaient pas longtemps dans le milieu. On pointait du doigt le programme de formation en disant qu'on les avait mal préparés pour le milieu, ou qu’on les avait mal préparés pour le travail, ou on leur avait créé des attentes irréalistes par rapport au milieu de travail.

Mais aujourd'hui, il y a un élément générationnel. Il y a un élément générationnel important. La relation avec le travail n'est plus ce qu'elle était auparavant. Je vais vous parler de notre génération. On se définissait beaucoup par qui on était professionnellement. Aujourd'hui, les générations qui nous ont succédé, le travail est un moyen.

Ce n’est plus une question identitaire autant qu'auparavant. C'est pas un reproche. Parce que peut être que c’est eux qui ont la vérité. Ou peut-être que la vérité est entre ce qu’eux font et ce que nous on a fait.

Peut-être que ça va mieux les outiller pour garder un meilleur équilibre travail-famille. Parce qu'il reste que dans les métiers d'urgences ou les professions d'adrénaline, le taux de de ruptures conjugales, statistiquement, était supérieur à la moyenne. J'ai pas suivi récemment, mais le taux de séparations et divorces dans les intervenants d'urgence était plus élevé que les autres. Pour les suicides, il était aussi plus élevé.

Je pense qu'on a on a à se regarder comme milieu et dire : est-ce que la formation a évolué pour tenir compte du profil de main d'œuvre d'aujourd'hui. Parce que quand on regardait un profil de main d'œuvre, on regardait le besoin en nombre de paramédics, c'est quoi le type de tâches, et ainsi de suite. Les compétences, les types de compétences qu’on a besoin.

Puis, on faisait un programme de formation là-dessus, mais toujours avec comme trame de fond que tout le monde était à peu près égal et s'identifiait à leur job. Dès qu'ils avaient une permanence, ils restaient là pendant 25, 30, 35 ans pour avoir leur fonds de pension. Aujourd'hui, les gens, ils vont accumuler sept ans de service, puis ils vont aller ailleurs.

C'est plus important pour eux s’ils ne sont pas heureux. Et là, ça revient à des discussions qu'on a commencé tout à l'heure. Qu'est-ce qu'on fait pour rendre les gens heureux et fiers dans leur job? C'est peut-être une chose de leur donner une épinglette, une bague ou quelque chose pour symboliser leur appartenance, leur fierté et leur responsabilité envers la profession.

Mais au-delà de ça, au quotidien, qu'est-ce qu'on fait pour les rendre heureux? C'est certainement pas le temps supplémentaire obligatoire et les multiples encadrements, souvent différents d'une région à l'autre parce qu'encore on a des paramédics qui, pour s’assurer de leur subsistance, sont obligés de travailler dans différentes entreprises, dans différentes régions et selon les volontés d'un employeur ou d'un directeur médical régional, les choses vont différemment.

Je ne suis pas sûr que ça contribue à rendre le monde heureux et à nous rendre collectivement plus efficaces en termes d'interopérabilité. Je vois plusieurs dimensions le milieu, les besoins de la santé évoluant dans la population, l'évolution démographique de la population, les changements démographiques de la main d'œuvre. Je souhaite l'adéquation des programmes de formation pour faire le pont entre la génération qui va occuper le poste et l'évolution des besoins.

Il faut donner de l'espoir. Je pense qu'il faut donner de l'espoir. Avant l’espoir, il faut leur donner de l'ambition. Mais si on dit ben bravo, t'as un poste à temps partiel, tu vas remplacer les vacances, tu vas faire toutes les fins de semaines pis les congés des autres pis ça va être ton demi-temps, et tu feras ton autre demi-temps ailleurs. Je suis pas sûr que ça rend le monde heureux, fier et stable en commençant.

Pis faut leur donner l'occasion d'avoir un sentiment d'appartenance à une communauté de pratique, d'avoir un sentiment d'appartenance à l'organisation avec laquelle ils travaillent, de leur donner un sens de satisfaction du devoir avec le travail qu'ils font avec les gens, avec les patients qu’ils soignent, qu’ils transportent et leur donner de l'ambition pour qu'ils aient le goût de s'investir, d'évoluer et de se réinvestir.

S'investir, c'est s'engager dans la tâche aujourd'hui, c'est avoir des ambitions, c'est rêver de devenir prof, c'est rêver de devenir superviseur. C'est rêver de faire de la médecine communautaire, rêver d'être un paramédic de liaison à l'hôpital, ou en santé communautaire, ou en santé publique.

Il faut leur donner de l'espoir pour qu'ils aient le goût de poursuivre dans leur formation et poursuivre pour réinvestir dans les fonctions qu'ils assumeront plus tard l'expérience qu'ils ont acquise dans le passé. Et ça, je pense que c'est bon pour tout le monde. C'est du gagnant-gagnant. Et c'est souvent le genre de facteur qui nous animait dans nos réflexions au comité de transformation, de trouver quelque chose qui est gagnant-gagnant. Gagnant d'abord pour le patient, gagnant pour le praticien, mais gagnant à long terme aussi pour le système.

Q. — Comment résoudre la crise actuelle et sans fin du personnel à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement ?

Doré — Il y a quelques certains éléments, on les a déjà abordés, mais il y a un élément qu'on n'a pas abordé : sous cet angle-là, on n'est pas les seuls. Si on regarde structurellement dans le réseau de la santé le problème de la disponibilité de main d'œuvre, le manque de médecins, le manque d'infirmières. Bon, le manque, c'est relatif. On n'a jamais eu autant de médecins et d'infirmières qu'on a maintenant au Québec, mais pour toutes sortes de raisons on n'a pas plus d'accès qu'avant. Il faut se poser des questions structurelles et systémiques. Mais en même temps, ce n'est pas exclusif au réseau de la santé. Les problèmes qu'on voit là, on les a avec les pompiers depuis des années, on les a avec les policiers depuis quelques années aussi.

Alors on doit comme état, comme société, puis comme gestionnaire, réfléchir et revoir nos prémisses décisionnelles. C'est sur la base de de la réalité d'aujourd'hui. Les jeunes veulent que leur travail soit stimulant, soit engageant, soit revalorisant, qu’il leur permette quand même une souplesse, une meilleure conciliation vie personnelle, travail, loisirs. Et ça, ça nous demande de revoir nos façons de faire.

Je reviens au réseau de la santé. On parlait des infirmières. Tu sais, dans les hôpitaux anglophones, tout le monde est à temps plein, les infirmières sont toutes à temps plein. Ils font tous sept-quinzaine en primary nursing, en soins de soins infirmiers primaires, des horaires de 12 h. Puis ils font tous une fin de semaine sur deux. Puis ils font des rotations. De mémoire, c'était quatre semaines du temps où j'ai travaillé au Royal Victoria (Montréal). On faisait quatre semaines de jour, deux semaines de nuit, puis trois, deux, deux, trois ou quatre, trois, quatre selon les unités.

Comment se fait-il que dans les hôpitaux francophones, on est encore confiné avec : "tu commences de nuit, à temps partiel, quatre quinzaines pour remplacer les congés de l'autre qui est à temps plein et que tu es condamné de nuit pendant sept ans avant de faire dix ans de soir pour éventuellement avoir un poste de jour". C'est des archaïsmes d'organisation de travail.

Je suis conscient qu'il y a des éléments syndicaux sur un plan humain, ça a des conséquences. On est dans le même Québec, dans le même ministère, dans le même réseau de la santé. Puis on voit que les modalités de gestion, les modalités d'horaires, de conditions de travail ont un impact sur la main d'œuvre.

Je retourne dans ma jeunesse. Quand tu es un diplômé, tu sors de l'université avec un bac en nursing, tu essaies de trouver un poste comme infirmier. Dans les hôpitaux francophones c'est ce que je viens d'expliquer, tu es temps partiel sur appel, équipe volante, puis les longs méandres. Instantanément, dans un hôpital anglais, t'as un job à temps plein permanent avec un horaire assigné sur une unité désignée.

C'était comme ça dans les années 80. Puis on est en 2024 et c'est encore la même réalité. Là, on se demande comment ça se fait qu'on est condamné. On a plein de monde qui boucle malade les soirs, les nuits, puis fin de semaine, puis on est obligé d'utiliser des agences. Mais comment ça se fait qu'il y a du monde dans les agences qui sont prêtes à le faire ? C’est parce qu’ils sont payés plus cher ? C'est juste la paye. Ils ont même pas l'ancienneté, ils ont même pas les vacances, ils ont même pas de fonds pension, mais juste pour la paye ils sont prêt à le faire parce qu'il y a de la flexibilité.

J’ai confiance que la réforme du ministre Dubé va apporter ça. Les négociations qui sont avec la fonction, avec les grandes centrales syndicales sont là-dessus aussi. J'espère que la flexibilité, c'est pas vu uniquement juste comme une façon pour l'employeur d'imposer ses vues. Mais que c'est aussi au bénéfice du personnel, puis qu'on va trouver comme ce beau point-là, ce sweet spot où flexibilité, reconnaissance, rémunération, engagement va répondre aux besoins et aux aspirations et des patients et du système et des cliniciens. C’est pas évident. La réponse n'est pas facile. Sinon ce serait déjà réglé.

Q. — J'ai demandé à M. Doré ce que l'avenir lui réservait, quels étaient ses projets. Sa réponse m’a été une grande surprise.

Doré —C'est mon dernier jour de travail comme fonctionnaire au gouvernement du Québec aujourd'hui. Lundi, je serai un retraité de la fonction publique.

Je vais continuer à enseigner à l'université dans le domaine de la gestion des risques de catastrophe, qui est devenue ma spécialité au fil du temps. J'assume depuis juin dernier la présidence du conseil d'administration d'Ambulance Saint-Jean. Je participe à plusieurs comités nationaux et internationaux sur la réponse aux catastrophes. Je préside encore le Comité des honneurs et récompenses pour le ministère de la Santé, pour le préhospitalier. J'ai de quoi m'occuper un peu, mais la cause préhospitalière va toujours me tenir à cœur. Je souhaite rester un observateur, un analyste et un stratège. Un stratège dans ce domaine-là et être utile.

Bref, je verrai au fil du temps. Que ce soit à la demande du ministère ou de l'éventuelle corporation professionnelle, si je peux m'impliquer d'une façon ou d'une autre, j'ai toujours à cœur la cause. Mais c'est ça, je suis rendu au stade où je fais confiance à la génération montante.

Un haut fonctionnaire à la retraite mais qui n'en est pas moins engagé. Qui va peut-être ralentir la cadence un petit peu. Pour donner l'espace aussi. Parce que tu sais, il y a beaucoup de gens qui disent qu’on n'a pas besoin de s'exprimer, Michel va le faire. Mais si Michel prend sa retraite, il va falloir que d'autres personnes s'expriment. Si on veut que les autres personnes prennent leur place, il faut leur en donner. C'est pas un abandon.

Je vais continuer à donner des entrevues. Je vais continuer à être là lorsqu'il y aura des amendements, des changements au cadre préhospitalier. Dans les forums appropriés, je partagerai mes opinions, je répondrai aux sollicitations, mais en même temps, il faut qu'on pense à préserver notre santé à plus long terme et donner du temps aussi à nos petits-enfants. Parce que maintenant on est grands parents. Il faut aussi donner leur du temps à eux.

Q. — Certaines de vos pensées vont profondément résonner chez les gens. J'ai parlé à des centaines des paramédics et je leur ai demandé : s'ils avaient trois choses à changer dans le système, quelles seraient-elles ? Très peu ont mentionné l’argent. Ils ont parlé de respect, d'appréciation. Ils ont presque tous ont mentionné l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Depuis que j'ai commencé ce projet, des gens démissionnent de leur poste de paramédic et m'envoient une lettre, et les lettres se terminent toutes de la même manière : ça va me manquer, le plus beau métier qui soit au monde.

Doré — Je pense que c'est le meilleur travail possible parce que c'est le plus utile. Vous sauvez des vies et que vous avez un retour immédiat les gestes que vous posez. Vous pouvez vous attribuer le mérite de ce que vous faites, parce que vous êtes une petite équipe de deux pour y arriver. Il n'y a aucun endroit où vous pourriez faire tout ça en même temps, c'est donc un privilège de faire partie de ce monde, de cette communauté de pratique. Tout ça vient avec un prix : nous avons besoin de solidarité entre nous et de la part du système afin de soutenir pour être capable de donner autant. Pour ça, nous devons garantir qui nous sommes et ce dont nous avons besoin pour pouvoir le rendre à la communauté.