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Félix Gagnon : Le sac à dos

Félix Gagnon : Le sac à dos

English version follows the french.

(14-03-2024)

Quel est le pire appel que tu as eu dans ta carrière ?

Pas plus tard qu’aujourd’hui, au moment d’écrire ces lignes, je me suis fait poser cette question. Pratiquement tous paramédics, même les plus jeunes, se sont déjà fait poser cette question et pourtant, elle n’est pas anodine de sens. La vérité derrière cette curiosité morbide est que personne ne souhaite connaître la vraie réponse. Personne ne souhaite réellement imprimer sur ses rétines des atrocités de la misère humaine, étamper ses tympans des cris de la souffrance ou encore épancher ses narines des effluves amères de la mort. On souhaite les mots, mais on ne souhaite pas les vivre. À chaque fois qu’on m’adresse cette question, je me demande pourquoi on ne me questionne jamais sur mon appel préféré, si j’ai déjà procédé à un accouchement ou encore si j’ai déjà eu la chance de réanimer un patient. On préfère plutôt plonger la main au fond du sac et déterrer les histoires qui détruisent chaque jour la pureté de l’esprit. Je vous amène aujourd’hui dans mon sac pour y découvrir ma perspective.

Dans mon sac, d’innombrables histoires s’y trouvent, mais les plus horribles demeurent dans la noirceur du fond, où elles n’y ressortent plus après avoir été vécues. Ce sac à dos, je l’ai conçu durant ma formation au cégep : trois années à tisser solidement les entrailles d’un sac qui emmagasinerait toutes les connaissances et histoires d’une carrière. Initialement inondées par les connaissances capitales du métier, les coutures ont résisté à l’assaut des divers cours que j’ai reçus et j’ai alors pu commencer à remplir mon sac d’expériences sur le terrain. La vraie job comme on l’appelle, mais aussi l’occasion en or d’en apprendre davantage. S’il est vrai que le portrait d’un patient atteint d’un trouble cardiaque est par moment similaire, j’ai appris avec l’expérience que chaque individu, chaque maison et chaque appel comporte son lot de difficultés. Bien qu’encore jeune, j’ai déjà accumulé des centaines de situations complexes. Ainsi, lorsque je rentre dans une maison, d’un simple regard à l’escalier, je suis parfois déjà en mesure de déterminer quelle technique sortir de mon sac pour l’évacuation du patient.

Mes expériences sont vastes, mais un frisson parcourt mon échine lorsque je réalise la puissance potentielle de ce bagage accumulé durant une carrière de 30 ans, alors que je n’ai même pas encore 4 années derrière la ceinture. Cela dit, mon sac se remplit de plus en plus, mais je m’arrête aujourd’hui pour me questionner sur son contenu. Je me demande pourquoi le poids de cette expertise développée avec les années est parfois mis de côté par certains intervenants du réseau hospitalier. Sans vouloir généraliser, car je n’ai compté le nombre d’infirmières qui m’ont écouté attentivement durant le triage, certaines mauvaises expériences également partagées par mes collègues semblent vouloir percer un trou dans mon sac pour discréditer l’expérience accumulée. On se demande alors à quoi bon continuer à se remplir de nouvelles connaissances si elles sont continuellement discréditées par certains égos qui entraînent le réseau vers le bas. Sans dire que je n’ai jamais eu l’égo mal placé, car il n’en est rien, je réalise avec le temps qu’il vaut mieux le laisser en dehors du sac pour continuer à avancer.

Comme démontré par d’excellents textes écrits récemment par des collègues dans le cadre du projet La Dernière Ambulance, encore à ce jour, mes collègues féminins doivent en plus porter le poids du sexisme et de la misogynie, leurs sacs tirés vers le bas par le poids des jugements et propos inappropriés. Certains de mes collègues avec plus d’ancienneté doivent quant à eux composer avec le poids d’histoires inhumaines vécues dans le passé, à une époque où vider son sac pour se sentir plus léger ne faisait pas partie des normes. Par le poids des années, plusieurs sont maintenant cloués au sol, incapable d’avancer dans un métier qui les propulsait autrefois. Mes collègues moins anciens, eux, doivent composer avec le poids qu’exerce la pression de garder ses connaissances à jour à la sortie du cégep, dans un système où la formation continue est difficile à obtenir. Au final, mon point est que peu importe la personne, nous avons tous des poids différents à traîner.

Tout bien considéré, je ne souhaite pas réinventer le préhospitalier avec mes chroniques. Dans un milieu assombri par la négativité et le pessimisme, je ne fais que ventiler certaines perspectives puisque j’en conclus que s’il m’est parfois difficile de continuer d’avancer en raison d’un sac usé à la corde par un système déficient, une petite lueur d’espoir ne sera jamais de trop. Aujourd’hui, j’ai le goût qu’on me demande de sortir de mon sac les expériences flamboyantes où j’ai fait la différence, pas les produits périmés qui nécrosent le fond de mon esprit. J’ai le goût qu’on réalise le potentiel que chaque paramédic porte sur son dos envers le système de santé et non que l’on continue à le trouer à coup de manque de reconnaissance. J’ai le goût que mon sac à dos soit lourd de connaissances et compétences, mais allégé par le plaisir de faire partie d’un réseau efficace. Dans une période d’incertitude et d’instabilité pour le préhospitalier québécois, j’ai le goût de faire partie du changement plutôt que de le subir, sans quoi j’ai peur qu’on perce à tout jamais mon sac à dos.


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The Backpack

What's the worst call you've had in your career?

Just today, as I wrote these lines, I was asked this question. Practically every paramedic, even the youngest ones, has been asked this question before, and yet it's not a trivial inquiry. The truth behind this morbid curiosity is that nobody really wants to know the real answer. Nobody truly wants to imprint on their retinas the atrocities of human misery, stamp their eardrums with the cries of suffering, or fill their nostrils with the bitter stench of death. We want the words, but we don't want to live them. Every time I'm asked this question, I wonder why nobody ever asks me about my favorite call, if I've ever delivered a baby, or if I've ever had the chance to resuscitate a patient. Instead, they prefer to dig deep into the backpack and unearth the stories that destroy the purity of the mind every day. Today, I'm taking you into my backpack to discover my perspective. 

In my backpack, countless stories reside, but the most horrible ones remain in the darkness at the bottom, never to resurface after being experienced. I crafted this backpack during my college training: three years spent tightly weaving the guts of a bag that would store all the knowledge and stories of a career. Initially flooded with the essential knowledge of the profession, the seams resisted the onslaught of the various courses I received, and I was able to start filling my bag with field experiences. The real deal, as they say, but also a golden opportunity to learn more. While it's true that the profile of a patient with a cardiac problem is sometimes similar, I've learned through experience that each individual, each house, and each call comes with its own set of challenges. Although still young, I've already accumulated hundreds of complex situations. Thus, when I enter a house, with just a glance at the stairs, I can sometimes determine which technique to pull out of my bag for patient evacuation. 

My experiences are extensive, but a shiver runs down my spine when I realize the potential power of this baggage accumulated over a 30-year career, even though I haven't even had 4 years under my belt yet. That being said, my bag is filling up more and more, but today I pause to question its contents. I wonder why the weight of this expertise developed over the years is sometimes sidelined by some hospital network stakeholders. Without generalizing, as I've encountered numerous nurses who have listened attentively during triage, some bad experiences also shared by my colleagues seem to want to poke a hole in my bag to discredit accumulated experience. So, we wonder, what's the point of continuing to fill ourselves with new knowledge if it's continually discredited by certain egos that drag the network down? Without saying that I've never had misplaced ego, because that's not true, I realize over time that it's better to leave it outside the bag to keep moving forward. 

As demonstrated by some excellent recent texts written by colleagues as part of The Last Ambulance project, to this day, my female colleagues must bear the additional weight of sexism and misogyny, their backpacks pulled down by the weight of judgment and inappropriate remarks. Some of my more senior colleagues must, in turn, deal with the weight of inhuman stories experienced in the past, at a time when emptying one's backpack to feel lighter wasn't part of the norm. Over the years, many are now grounded, unable to move forward in a profession that once propelled them. My less senior colleagues must deal with the pressure of keeping their knowledge up to date upon leaving college, in a system where continuous training is hard to come by. In the end, my point is that no matter the person, we all have different weights to carry. 

All things considered; I don't aim to reinvent prehospital care with these pieces I write. In an environment overshadowed by negativity and pessimism, I'm just airing out some perspectives because I conclude that if it's sometimes difficult for me to keep moving forward due to a bag worn thin by a deficient system, a little glimmer of hope will never go amiss. Today, I wish to be asked to pull out of my bag the shining experiences where I made a difference, not the expired products that rot at the bottom of my mind. I wish for people to realize the potential that each paramedic carries on their back towards the healthcare system, rather than continuing to poke holes in it with a lack of recognition. I wish for my backpack to be heavy with knowledge and skills but lightened by the joy of being part of an effective network. In a period of uncertainty and instability for Quebec's prehospital care, I want to be part of the change rather than just enduring it, lest my backpack be pierced forever.