« Ne touche qu’un très petit nombre »

Ce que révèle le retrait du congé préventif pour les mères allaitantes chez Urgences-santé
(27-05-2025)
Depuis 2022, La Dernière Ambulance documente les angles morts, les décisions opaques et les reculs silencieux qui minent la profession paramédicale au Québec. Ce qu’on nous présente souvent comme un simple « ajustement administratif » a, bien souvent, des répercussions graves sur des vies humaines. Le récent retrait de la possibilité de congé préventif pour les paramédics qui allaitent en est un exemple criant.
Nous avons mené deux entrevues pour comprendre les fondements et les impacts de ce changement. D’un côté, un porte-parole d’Urgences-santé. De l’autre, une voix syndicale bien placée pour témoigner des conséquences concrètes sur les femmes concernées, leurs bébés, et le climat général de respect — ou d’irrespect — au sein de l’organisation.
Lors d’une entrevue avec un porte-parole corporatif d’Urgences-santé, La Dernière Ambulance s’est fait dire que le changement de politique concernant le congé préventif pour les mères allaitantes découlait d’un changement de directives de la part de la Santé publique et de la CNESST. Il a insisté sur le fait qu’Urgences-santé suivait les recommandations émises par ces deux organismes et avait ajusté sa politique en conséquence.
Le porte-parole a également précisé qu’ils allaient travailler avec chacune des paramédics touchées, au cas par cas, advenant qu’un accommodement doive être envisagé — mais que ce changement de politique « ne touche qu’un très petit nombre de personnes ».
Lorsque nous avons demandé si Urgences-santé allait publier un communiqué interne expliquant le changement de politique et ses impacts sur les mères allaitantes, le porte-parole a réitéré que cela ne touchait qu’un petit nombre de personnes et qu’aucun communiqué interne n’était prévu. La Dernière Ambulance a appris que, depuis notre entrevue, il y aurait désormais des plans pour qu’une annonce officielle interne concernant le changement de politique soit faite dans les prochains jours.
Lorsque nous avons questionné l’impact qu’un tel changement soudain pourrait avoir sur la vie des mères, de leurs bébés, de leurs familles et de leur entourage élargi, le porte-parole a une fois de plus répété que ce changement ne touchait qu’un petit nombre de personnes. Une réponse semblable a été donnée à notre question concernant l’impact possible de cette décision sur le recrutement et la rétention de nouveaux paramédics, qui auraient pu choisir Urgences-santé comme employeur en raison des politiques de maternité et d’allaitement historiquement en place, et qui viennent tout juste d’être modifiées.
Mais du côté syndical, l’évaluation est bien différente.
« Ce n’est pas un changement de politique. C’est la Santé publique qui fait des recommandations sur les risques liés à l’allaitement dans le travail d’un paramédic. Depuis plus de 20 ans, il y avait 2 types de risque reconnus par la Santé publique : les risques chimiques, les risques biologiques. En janvier 2025, la Santé publique de Montréal a choisi de retirer de sa liste de risque, les risques biologiques. J’ai rencontré les responsables du Programme de maternité sans danger à ce moment-là et elles m’ont spécifié que rien ne change sur les risques chimiques. Donc, depuis janvier, rien d’autre n’a changé à part le fait qu’Urgences-santé a fait l’analyse du risque reconnu par la Santé publique et prétend pouvoir contrôler ce risque et, par le fait même, ramener les femmes qui allaitent sur la route, » a déclaré Martin Coulombe, vice-président à la santé et sécurité du travail, Syndicat du Préhospitalier.
Mais selon Coulombe, les garanties invoquées ne tiennent pas compte de la réalité du terrain :
« Selon l’employeur, les protocoles nous demandent de ne pas intervenir dans la zone jaune ou rouge lors d’une intervention. Nous savons très bien qu’il est parfois impossible de connaitre cette zone, que ces zones peuvent être dynamiques et que la zone verte devient jaune ou rouge rapidement. Lors des formations de mesure d’urgence, il est nommé que les premières équipes qui vont arriver sur une intervention majeure ont un potentiel d’être contaminées avant de connaitre la nature réelle de l’intervention. Il y a plusieurs exemples connus qui le démontrent. »
Et pourtant, le changement est sur le point d’être imposé :
« L’employeur doit envoyer les lettres cette semaine à chaque femme qui est présentement en retrait préventif allaitement. Celles qui recevront cette lettre auront deux mois pour revenir – selon ce qui m’a été dit, car je n’ai pas encore vu la lettre. Par contre celles qui ont envoyé une demande de retrait dans les derniers jours ou semaines et qui attendent la réponse, nous ne savons pas combien de temps l’employeur va leur donner pour revenir au travail. »
Le syndicat, pour sa part, tente d’intervenir :
« Le syndicat demande à chaque femme touchée par cette décision de contester via une lettre explicative des risques qu’elles jugent être exposé dans leur travail et d’envoyer le mandat de représentation syndical à la CNESST. Nous avons demandé à la CNESST de faire une contestation commune pour toutes ces femmes, mais la commission parle de droit individuel et que nous devrons traiter chaque dossier individuellement. »
Mais la lourdeur administrative domine :
« En gros, tout le monde se lance la balle pour ne pas être celui ou celle qui devra trancher. Nous voyons là, la lourdeur administrative de la bureaucratie québécoise. Cette procédure va créer des délais et il y a un risque que des femmes doivent choisir entre rester à la maison sans salaire ou revenir au travail et exposer son bébé le temps de la contestation. Malgré tout ça, la CNESST maintient sa position au détriment de ces femmes et leur bébé. »
Le message final est sans équivoque :
« L’OMS et Santé Canada recommandent l’allaitement jusqu’à 2 ans. Lorsqu’un travail expose une travailleuse à des contaminants qui pourraient nuire à son allaitement pour ne pas contaminer le bébé ou même contaminer le bébé, car la mère ne sait pas qu’elle a été contaminée, ce n’est pas un caprice. Dans ce cas, une mère a le droit d’être relocalisée dans un travail qui ne comporte pas de risque. »
« Chez Urgences-Santé, il n’y a pas de tâche actuellement pour ces femmes et l’employeur refuse de reconnaître le risque allégué et demande un retour au travail régulier. »
« Nous sommes conscients que la majorité des femmes au Québec n’ont pas ce “privilège” d’être à la maison pour allaiter, mais pour nous ça n’en est pas un, c’est un “droit”. »
« Nous ne comprenons pas l’intérêt de l’employeur d’agir ainsi et de modifier des conditions en cours de route. »
« Nous sommes en désaccord avec la position de la Santé publique d’avoir retiré les risques biologiques de leurs recommandations et nous sommes à analyser tous les recours possibles afin de rétablir une forme de sécurité pour les bébés qui sont allaités par une maman paramédic. »
À travers cette décision qui « ne touche qu’un très petit nombre de personnes », ce sont les contours d’un système entier qui deviennent visibles. Un système qui demande à ses paramédics de courir au-devant du danger, mais refuse de leur garantir un droit aussi élémentaire que de protéger leur enfant allaité.
Un système qui traite l’allaitement comme une préférence optionnelle plutôt qu’un impératif de santé publique.
Un système où les femmes doivent contester, attendre, et parfois choisir entre leur salaire et leur bébé — pendant que les institutions se renvoient la balle.
Ce que cette histoire révèle, c’est que les mots comptent. Et quand une organisation répète que ça ne touche qu’un petit nombre de personnes, c’est qu’elle a peut-être oublié qu’un seul bébé mis à risque, c’est déjà un bébé de trop.