Quand l’État sort le bâillon

Quand l’État sort le bâillon

Ce matin encore, les sirènes hurlent dans tout le Québec.

Mais derrière le vacarme, un autre bruit s’installe : celui d’un silence de plus en plus lourd, celui des travailleurs qu’on somme d’obéir plutôt que d’être entendus.
En annonçant une loi spéciale pour forcer la main aux médecins, le gouvernement Legault vient de dégainer ce qu’on appelle dans le jargon parlementaire la solution nucléaire.

Ce recours au bâillon, présenté comme un geste de courage politique, n’est en réalité qu’un aveu d’impuissance. Quand un gouvernement en est réduit à suspendre la négociation collective pour imposer sa réforme, il ne gouverne plus : il administre la contrainte.

Et cette contrainte, elle ne s’arrêtera pas aux portes des hôpitaux.


De la négociation à la soumission

La CAQ menace d’imposer une loi spéciale si les médecins ne plient pas le genou devant le gouvernement.
Ce n’est pas une négociation.
C’est une subjugation.

Le premier ministre parle du sens du devoir des médecins. Le ministre Dubé évoque la nécessité de changer les façons de faire. En filigrane, une idée s’installe : la négociation, c’est un obstacle. Le syndicat, un problème. Le désaccord, une faute.

C’est une pente dangereuse. Car chaque loi spéciale affaiblit un peu plus le cœur même de la démocratie sociale québécoise : le droit de se faire entendre avant d’être jugé.

Et pendant que le gouvernement joue du marteau législatif, les paramedics, eux, négocient toujours — ou tentent de le faire — sous l’œil inquiet de ceux qui ont compris le message : si les médecins se font bâillonner, que restera-t-il aux paramédics ?


La fiction devenue miroir

En septembre 2022, La Dernière Ambulance publiait une lettre ouverte de Martin Viau : Une journée sans paramedics.

Une fiction, à l’époque, mais d’une lucidité presque douloureuse aujourd’hui.
Viau imaginait un Québec où, un matin, aucun paramedic ne se présente au travail.

Non pas par paresse ou caprice, mais parce que l’épuisement, la douleur et l’indifférence ont eu raison d’eux.

Les camions restent dans les garages, les radios se taisent, les patients attendent.
Et soudain, la province découvre ce qu’elle avait refusé de voir : que tout son système de santé repose sur une armée de gens invisibles, qu’on félicite du bout des lèvres mais qu’on traite comme des coûts à contenir.

Dans son texte, Viau écrivait :

« Nous ne sommes pas une simple dépense dans une colonne de chiffres. Nous sommes la ligne de front. »

Deux ans plus tard, ces mots résonnent comme un avertissement prémonitoire.
Car c’est exactement ce que fait la CAQ aujourd’hui : transformer la santé publique en tableur Excel, réduire la négociation à une équation budgétaire, et l’humain à une variable d’ajustement.


Le risque de contagion

Lorsqu’un gouvernement s’autorise à suspendre les droits collectifs d’un groupe de professionnels aussi puissants que les médecins, il envoie un message clair à tous les autres : personne n’est à l’abri.

Les paramedics le savent.

Ils savent que, dans un système où le bâillon devient un outil de gestion, leur patience — déjà érodée par des années de mépris et de sous-financement — ne pèsera pas lourd face à un décret.

Ce glissement n’est pas théorique.

Il a des conséquences concrètes :

sur la confiance dans les institutions ;

sur la capacité des syndicats à négocier sans craindre la matraque ;

sur la santé mentale et la dignité de milliers de soignants qui se demandent pourquoi ils continuent à tenir debout.

La démocratie syndicale n’est pas un luxe.
C’est une soupape. Quand on la bouche, la pression monte.
Et un jour, le système craque — pas à l’Assemblée nationale, mais dans la boîte arrière d’une ambulance.


L’échec du courage politique

On pourrait croire que cette fermeté impressionne.
Qu’un premier ministre qui « tient tête » à des médecins montre du leadership.
C’est faux. Ce qu’on voit, c’est un gouvernement qui confond l’autorité et l’autoritarisme.

Le vrai courage politique, c’est de s’asseoir avec ceux qui ne pensent pas comme vous.
C’est d’admettre qu’un réseau aussi vaste et complexe que celui de la santé ne se répare pas à coups de lois spéciales.
C’est d’écouter les gens qui le tiennent à bout de bras, au lieu de leur rappeler qu’ils sont « essentiels » uniquement quand ils se taisent.

Les paramedics, eux, n’ont pas ce luxe du silence.
Ils savent ce que coûte chaque minute d’attente, chaque décision politique prise sans eux.
Et ils savent que, tôt ou tard, la journée imaginée par Martin Viau pourrait ne plus être une fiction.


Un choix de société

Nous avons le choix : continuer à normaliser l’état d’exception, ou retrouver le sens du dialogue social.

Un gouvernement qui doit sortir le bâillon pour « gérer » ses employés ne gère plus rien.

Il gouverne dans la peur, et la peur finit toujours par se propager.

Aujourd’hui, ce sont les médecins.

Demain — ou plutôt, pendant que vous lisez ces lignes — ce sont les paramedics, toujours sans convention, toujours debout.

Mais il faut le dire clairement : si l’État s’habitue à gouverner par contrainte, un jour viendra où plus personne ne se présentera au travail. Pas par menace. Par épuisement. Par désespoir.

Et ce jour-là, il n’y aura pas de loi spéciale assez rapide pour sauver les patients qu’on aura laissés attendre.