Déploiement dynamique : Partie 3 : Ce que l'algorithme ne peut pas savoir

27-07-2025: English version follows the French.
À propos de cette série
Ce texte fait partie d’une série de six, publiée sur une période de six semaines, consacrée à la répartition médicale d’urgence et aux mécanismes parfois invisibles du déploiement dynamique. Chaque semaine, nous examinons un aspect de ce système tel qu’il est censé fonctionner — dans un monde idéal — et tel qu’il fonctionne réellement, sur le terrain comme dans les Centres de communication santé.
De la modélisation algorithmique aux réalités vécues par les répartiteurs et les paramedics, cette série s’intéresse à l’écart entre les promesses d’efficacité et les conséquences humaines de leur mise en œuvre. Peut-être que cet écart n’est pas si grand qu’il ne puisse être comblé. Cette série proposera des pistes de solution, en plus d’examiner les critiques formulées à l’égard du modèle actuel.
Partie 3 : Ce que l'algorithme ne peut pas savoir
« Intègre-toi à ton quartier. »
— Le Projet du paramédic positif, no 2
Les systèmes de déploiement dynamique sont conçus pour optimiser la couverture du territoire. Sur papier, c’est efficace. Les véhicules sont déplacés en continu vers les zones jugées les plus « à risque », selon des modèles de prédiction et la disponibilité en temps réel.
Mais les soins prehospitalier d’urgence, ce n’est pas de la logistique. C’est une affaire profondément humaine.
Et peu importe la sophistication de l’algorithme, il ne remplacera jamais ce que le paramédic de terrain ou le répartiteur apprend avec le temps, la confiance et la répétition.
On ne peut pas optimiser l’instinct
Demandez à n’importe quel paramédic d’expérience : la connaissance locale sauve du temps, réduit les risques, et améliore les soins.
C’est savoir que le numéro civique ne correspond pas à la porte d’entrée. Que l’ascenseur du 305 ne fonctionne pas depuis 2020, donc mieux vaut apporter la chaise portante dès le départ.
Ce n’est pas Google Maps qui vous apprend ça. C’est l’expérience sur le terrain.
« Les meilleurs paramédics sont ceux qui se sont enracinés dans leur communauté… Ce sont eux qu’on appelle quand l’enfant d’un voisin se casse un bras… ou quand quelqu’un a juste besoin de parler. »
— Le Projet du paramédic positif, no 2
Et désormais, les données appuient ce que les paramédics et les pompiers savent depuis longtemps : une étude menée auprès de services d’incendie municipaux a démontré que les intervenants qui développent des cartes cognitives de leur secteur — des représentations mentales des routes, des bâtiments, des points de repère — se déplacent plus efficacement, commettent moins d’erreurs, et arrivent plus rapidement sur les lieux que ceux qui se fient uniquement au GPS (van Kleef, 2025). Une autre étude conclut que l’apprentissage par exploration répétée améliore la mémoire spatiale et la prise de décision en situation de stress (Ittner et al., 2020).
Quand la carte ne reflète pas le terrain
Le déploiement dynamique part du principe que la carte est fidèle au territoire. Mais les paramédics de terrain savent que c’est faux.
Le nouveau quartier résidentiel derrière le rang Saint-Jean? Il n’apparaît même pas encore dans le système de répartition assistée par ordinateur.
Mais le paramédic local sait qu’au fond du dernier cul-de-sac, il y a un enfant avec des besoins médicaux complexes — et que le GPS va envoyer une équipe tout droit dans un champ.
On a tous vécu ça. Assis dans le camion, devant un écran vide où il devrait y avoir une rue. L’ordinateur dit qu’on est arrivé, mais il n’y a ni lampadaire, ni numéro, juste un chemin de terre et un soupçon de doute.
Quand on arrache les paramédics à leur secteur et qu’on les traite comme des pièces interchangeables, on perd cette connaissance. Et quand on le fait systématiquement — à chaque quart, chaque territoire — on rend cette connaissance inutile.
L’effet domino sur les répartiteurs
Quand chaque paramédic devient un nomade, le travail du répartiteur devient exponentiellement plus difficile.
Au lieu d’associer les bonnes unités aux bons appels, le répartiteur passe son temps à gérer le chaos : donner des codes d’accès, expliquer des raccourcis, guider des équipages qui ne connaissent pas le secteur — alors qu’une équipe locale aurait su quoi faire, instinctivement.
L’écran peut bien afficher un délai de 6 minutes. Mais l’unité ne sait pas où elle va. Elle rate le tournant. Elle ne connaît pas le nom de l’immeuble. Elle ne reconnaît pas le point de repère. Le 6 minutes devient 12.
Et c’est le répartiteur qui se fait pointer du doigt.
La continuité, ce n’est pas un luxe — c’est une nécessité
Ce n’est pas une question de nostalgie. C’est une question de résultats. La confiance, la rapidité, et la sécurité reposent toutes sur la continuité — et on détruit cette continuité chaque fois qu’on enlève à un paramédic son territoire.
Aurora, Colorado : une caserne dans une maison
Certains systèmes résistent à la tendance. À Aurora, au Colorado, le service d’incendie a installé une caserne avec unité paramédicale dans une maison résidentielle — directement au cœur d’un quartier en croissance. Coût total : environ 800 000 $ US, comparativement à 15 millions $ US pour une caserne traditionnelle. La maison pourra être revendue lorsque la caserne permanente sera construite.
Ce n’est pas seulement une question de budget. C’est une stratégie de déploiement basée sur la confiance, la continuité et la connaissance locale. Les intervenants vivent là où ils répondent. Ils apprennent les rues avant même que le système de répartition les affiche. Ils ne tournent pas d’un secteur à l’autre — ils deviennent partie prenante de la communauté.
Une preuve concrète que si on veut créer du lien, il faut arrêter de concevoir des systèmes qui l’effacent.
Reconstruire ce que l’algorithme a oublié
Si la connaissance locale compte — si la confiance, la continuité et la présence ont une vraie valeur — alors il faut poser la question : comment protéger et reconstruire ces liens dans un système de déploiement dynamique?
Créer une base de données vivante partagée
Un système accessible à tous les intervenants : répartiteurs, paramédics, premiers répondants — peu importe la juridiction. On y signalerait :
les adresses à risque
les patients vulnérables
les particularités des édifices
les dangers saisonniers ou récurrents
Stabiliser les affectations de territoire
Permettons aux paramédics de rester dans leur secteur. Encourageons la continuité. Cessons de traiter la connaissance du terrain comme un luxe.
Intégrer la sagesse locale dans la formation des répartiteurs
Offrons une formation axée sur la géographie, les repères, l’histoire locale. Encourager le transfert de savoir entre vétérans. Ne pas s’en remettre uniquement au RAO : faire confiance au jugement humain.
Valoriser l’expérience vécue comme intelligence opérationnelle
L’expérience acquise dans la rue, c’est une forme d’intelligence du système. Ce n’est pas du folklore — c’est essentiel à la survie. Il faut des mécanismes pour la capter, la transmettre, la préserver.
La connaissance du terrain n’est pas un vestige romantique du passé — c’est un outil essentiel pour offrir des soins rapides et adaptés. Lorsqu’on la sacrifie au nom de la couverture algorithmique, ce n’est pas seulement l’efficacité qu’on perd : ce sont les liens, la confiance, et la capacité d’intervenir avec justesse. Repenser nos systèmes autour de la continuité, de la proximité et de l’intelligence du terrain, ce n’est pas revenir en arrière — c’est avancer autrement, avec soin.
Références
van Kleef, R. (2025). Mapping the response: A survey of municipal firefighter navigation and cognitive mapping training. ScienceDirect.
https://www.sciencedirect.com/.../pii/S2212420925002705
Ittner, R. A., et al. (2020). Wayfinding without GPS: Effects of cognitive mapping on spatial recall and route accuracy. Cognitive Research: Principles and Implications, 5(1), 31.
https://doi.org/10.1186/s41235-020-00213-w
Ville d’Aurora. (2023). Inauguration de la caserne 17. AuroraGov.org.
https://www.auroragov.org/.../groundbreaking_of_station...
Aurora Fire Rescue. (2019). Visite vidéo de la caserne 17. YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=TkjjptrrIvI
Newman, H. (2012–2021). Le Projet du paramédic positif. BigMedicine.ca.
http://bigmedicine.ca/.../the-positive-paramedic-project
À suivre…
Dans la prochaine partie, nous explorerons ce que le déploiement dynamique cherchait réellement à accomplir. Comment le modèle est censé fonctionner? Quels sont ses principes directeurs? Et que peut-on apprendre des systèmes qui l’ont appliqué avec rigueur et intention?
Vos commentaires sont les bienvenus.
Vous pouvez m’écrire directement via l’adresse suivante : newman.hal@gmail.com.
Dynamic Deployment: Between Theory and Reality
Part 3 – What the Algorithm Can’t Know
About This Series
This article is part of a six-part series published over six weeks, focused on emergency medical dispatch and the often-invisible mechanisms of dynamic deployment. Each week, we explore one aspect of how this system is supposed to work — in an ideal world — versus how it actually works, both in the field and within dispatch centres.
From algorithmic modelling to the lived experiences of dispatchers and paramedics, this series looks at the gap between the promise of efficiency and the human consequences of implementation. That gap might not be so wide that it can’t be bridged. This series will propose some paths forward while also addressing key criticisms of the current model.
Part 3 – What the Algorithm Can’t Know
“Embed yourself in your neighbourhood.”
— The Positive Paramedic Project, No. 2
Dynamic deployment systems are designed to optimize territorial coverage. On paper, it’s efficient. Vehicles are continually repositioned toward areas deemed most “at risk,” based on predictive models and real-time availability.
But emergency prehospital care isn’t just logistics. It’s deeply human work.
And no matter how sophisticated the algorithm, it will never replace what a street-level paramedic or dispatcher learns over time — through trust, experience, and repetition.
You Can’t Optimize Instinct
Ask any experienced paramedic: local knowledge saves time, reduces risk, and improves care.
It’s knowing the civic address doesn’t match the actual front door. That the elevator at 305 has been broken since 2020, so you’d better bring the stair chair from the start.
Google Maps doesn’t teach you that. The street does.
“The best paramedics are the ones rooted in their communities… They’re the ones people call when a neighbour’s kid breaks their arm — or when someone just needs to talk.”
— The Positive Paramedic Project, No. 2
Now, data backs up what paramedics and firefighters have known for years: A study of municipal fire services showed that responders who develop cognitive maps of their sector — mental representations of roads, buildings, and landmarks — navigate more efficiently, make fewer mistakes, and arrive faster than those who rely solely on GPS (van Kleef, 2025). Another study found that repeated real-world exploration improves spatial memory and decision-making under stress (Ittner et al., 2020).
When the Map Doesn’t Match the Terrain
Dynamic deployment is based on the assumption that the map reflects the territory. But street-level paramedics know that’s not true.
That new subdivision behind Rang Saint-Jean? It doesn’t even exist in the CAD system yet.
But the local paramedic knows that at the end of the last cul-de-sac, there’s a medically fragile child — and the GPS will route the crew straight into a field.
We’ve all lived this. Sitting in the cab, staring at a blank screen where a road should be. The computer says we’ve arrived, but there’s no streetlight, no number — just a dirt path and a gut feeling.
When you remove paramedics from their sectors and treat them like interchangeable parts, you lose that knowledge. And when you do it systematically — every shift, every zone — you make that knowledge useless.
The Domino Effect on Dispatchers
When every paramedic becomes a nomad, the dispatcher’s job becomes exponentially harder.
Instead of matching the right unit to the right call, the dispatcher spends their time managing chaos: giving gate codes, explaining shortcuts, guiding crews who don’t know the sector — when a local team would have known exactly what to do, instinctively.
The screen may say 6 minutes. But the unit doesn’t know where they’re going. They miss the turn. They don’t know the building name. They don’t recognize the landmark. Six minutes becomes twelve.
And it’s the dispatcher who gets blamed.
Continuity Isn’t a Luxury — It’s a Necessity
This isn’t about nostalgia. It’s about outcomes.
Trust, speed, and safety all rely on continuity — and we destroy that continuity every time we strip a paramedic of their territory.
Aurora, Colorado: A Station Inside a House
Some systems push back. In Aurora, Colorado, the fire department opened a paramedic station inside a regular house — right in the heart of a growing neighbourhood. Total cost: about $800,000 USD, compared to $15 million USD for a traditional fire station. The house can be resold once a permanent station is built.
But it’s not just about the budget. It’s a deployment strategy built on trust, continuity, and local knowledge. Responders live where they serve. They learn the streets before the dispatch system even knows they exist. They don’t bounce between sectors — they become part of the community.
It’s proof that if we want to build connection, we need to stop designing systems that erase it.
Rebuilding What the Algorithm Forgot
If local knowledge matters — if trust, continuity, and presence are real assets — then we have to ask: how can we protect and rebuild these links within a dynamic deployment model?
- Create a Living, Shared Database
A system accessible to all responders: dispatchers, paramedics, first responders — regardless of jurisdiction. It would flag:High-risk addressesVulnerable patientsBuilding-specific issuesSeasonal or recurring hazards - Stabilize Territorial Assignments
Let paramedics stay in their sectors. Encourage continuity. Stop treating street-level knowledge as a luxury. - Integrate Local Wisdom into Dispatcher Training
Teach geography, landmarks, local history. Encourage knowledge transfer from veterans. Don’t rely solely on the CAD system — trust human judgment. - Treat Lived Experience as Operational Intelligence
The knowledge earned on the street is a form of system intelligence. It’s not folklore — it’s survival. We need ways to capture it, share it, preserve it.
Local knowledge isn’t a romantic relic of the past — it’s an essential tool for providing fast, effective care. When we sacrifice it for algorithmic coverage, we don’t just lose efficiency: we lose connection, trust, and the ability to act with precision.
Rebuilding our systems around continuity, proximity, and ground-level intelligence isn’t a step backward — it’s a more careful, more human way forward.
References
van Kleef, R. (2025). Mapping the response: A survey of municipal firefighter navigation and cognitive mapping training. ScienceDirect.
https://www.sciencedirect.com/.../pii/S2212420925002705
Ittner, R. A., et al. (2020). Wayfinding without GPS: Effects of cognitive mapping on spatial recall and route accuracy. Cognitive Research: Principles and Implications, 5(1), 31.
https://doi.org/10.1186/s41235-020-00213-w
City of Aurora. (2023). Groundbreaking of Station 17. AuroraGov.org.
https://www.auroragov.org/.../groundbreaking_of_station...
Aurora Fire Rescue. (2019). Station 17 video tour. YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=TkjjptrrIvI
Newman, H. (2012–2021). The Positive Paramedic Project. BigMedicine.ca.
http://bigmedicine.ca/.../the-positive-paramedic-project